la légende de poyaler PDF Imprimer Envoyer

Va, petit conte, va courir la Gascogne qui a le front dans le ciel et les pieds dans la mer.

La tour de Pouyalè (1) par Césaire Daugé ( Escole Gastou-Fébus 1907 )

Dax imprimerie J. Pouyfaucon, Editeur
Oeuvre publiée en gascon avec traduction des textes en français



Va, petit conte, va courir la Gascogne qui a le front dans le ciel et les pieds dans la mer.
Parle à chaque foyer le langage de la vieille mère : garde de te briser dans quelque foudrière.

 


Il y a bien longtemps de cela : c'était après l'an mille.
A Poyaler, près de Mugron en Chalosse, habitait un seigneur nommé de Bénac (2).


La tour du château avait été bâtie par les fées la même nuit que le moulin de la Gouaougue.
Au clair de lune, les fées (3) se passaient en l'air et d'un tour de main, du moulin au château et du château au moulin, pelles, truelles, auges et marteaux. Dès le point du jour, les rayons de soleil rencontraient la tour, et le moulin faisait : clic-clac, clic-clac, clic-clac, aussi bien que n'importe quel moulin bâti de main d'homme.
Monsieur de Bénac, grand seigneur, beau cavalier, homme riche, à l'épée vaillante, vigoureux comme un chêne, ne rêvait que guerres et mêlées. Combien de fois, n'avait-il pas frappé à tour de bras, et fauché les ennemis comme on fauche l'herbe à la prairie.


Les guerres étaient terminées. Monsieur de Bénac, rentré dans ses foyers, ne savait où employer l'ardeur de son bras. Pour tuer le temps, il s'adonna au jeu. On parla des prouesses du joueur comme on avait parlé des prouesses du soldat. Un joueur est un homme perdu. Monsieur de Bénac eut vite sa fortune en lambeaux; pour la refaire on le maria. Aimable, belle et honnête dame était la jeune épouse qui ramenait le printemps au château de Poyaler.
Mais le jeu, tout comme le vin, séduit les malheureux qui s'y adonnent : quiconque atteint de ce mal s'en ressent toute sa vie. Monsieur de Bénac se livra au jeu comme autrefois. Le sourire de la jeune dame ne put l'en détourner.


Un soir il revint triste au château : il avait perdu sa dernière pièce de terre. La jeune dame pleura voyant sa tristesse. Elle lui en demanda la cause. Elle mêla le sourire aux sanglots. Elle obtint pour réponse : "amie, dormez en paix. Ce sont mes affaires et non les vôtres".La belle dame ne dormit pas : les yeux et le cœur étaient trop chargés de larmes qui tombèrent toute la nuit.
Monsieur de Bénac ne dormit pas plus que la belle dame. Assis près de la fenêtre, il regardait les nuages glisser sous la lune. La nuit régnait au dehors : elle régnait plus encore dans le cœur de Monsieur de Bénac.
Soudain il se lève. Pieds nus, il descend l'escalier, sort, bride son cheval de bataille et monte en selle. Les chiens veulent aboyer : d'un signe de main, il leur impose le silence. Il regarde, écoute : la tour dormait; la chouette et le chat-huant chantaient dans la forêt. Pas le moindre bruit au château. Il part lentement.
A ce moment, l'ombre était si noire qu'on aurait pu la tailler avec un couteau. L'air, vif et frais, portait une odeur de foin en fenaison. Maintenant le château est loin. Il éperonne, passe au galop derrière l'église de Saint-Aubin, éprouve un frisson en voyant la lune éclairer furtivement la chapelle de Maylis (4) et s'arrête devant une chaumière d'Aulès(5).
Il frappe : " Petit Pierre ! "
Un petit homme, chassieux et chauve, sort la cheville de bois servant de verrou à la porte vermoulue, et s'incline, plus souple que l'osier, en reconnaissant le seigneur de Poyaler.
" Vous ici ? lui dit-il,
- Oui, moi ici.
- Que puis-je faire pour vous ?
- Entrons, je te le dirai ".
Monsieur de Bénac attache son cheval à la claie et entre sous le chaume.


Une mauvaise table écornée, un bahut vermoulu, deux escabeaux, un bout de paillasse sur quatre bois, c'était tout le mobilier.
" Nous ne sommes pas au château de Poyaler ", dit Petit Pierre offrant un escabeau après avoir allumé sous la cendre, et placé dans son étau, la chandelle de résine.
- Donne quand même ", et Monsieur de Bénac s'assoit.
" Vrai, Petit Pierre, tu es sorcier ?
- Seigneur de Poyaler, on le dit et je le crois.
- Le diable pourrait-il me donner des écus ?
- Seigneur de Poyaler, je le crois.
- Pourrais-tu me faire voir le diable ?
- Mais oui, seigneur de Poyaler.
- Cette nuit?
- Cette nuit.
- Eh bien, tout de suite, Petit Pierre. " (6)


Petit Pierre ouvre la porte et regarde le ciel : la lune paraît à travers les nuages.
" Minuit ! l'heure est propice ", dit-il. Il place un chaudron sur un reste de trépied, allume deux brindilles, fait bouillir ensemble des yeux de crapaud, de la peau de serpent, du sang de mouche, des langues de salamandre, de la graisse de porc non salée, et des herbes cueillies la nuit de Saint-Jean avant le lever du soleil. Il remue avec des gaules d'ormeau et de noisetier, et la fumée tournoie blanche, noire, rouge, bleue, violette.
" Seigneur de Poyaler, tout va bien. Allez au carrefour du Mus, votre homme y sera. Faites un cercle à terre avec cette gaule.
- Je te payerai, Petit Pierre.
- A votre service, Seigneur Cavagnac. "


Le Mus est tout près. Le cheval volait; en deux bonds il était au carrefour. La lune s'était cachée : il faisait noir comme dans la gueule du loup. Le cavalier descend; avec la gaule, il trace le cercle convenu. Un coup de foudre, et un homme en noir, la bouche éclairée par le feu, salue le seigneur de Poyaler. Il ne manquait pas de courage, le seigneur : cependant il avait le cœur petit.
" Qui es-tu ? dit-il.
- Celui que Petit Pierre t'as dit.
- Ah !...Peux-tu me donner de l'argent ?
- A volonté.
- Cette nuit ?
- Cette nuit.
- Et moi que te donnerai-je ?
- Signe, dit l'homme en noir qui déroula un parchemin écrit.
- Signer ? Laisse-moi lire ".
Il lit : les yeux du diable ( c'était lui ) éclairaient comme un flambeau.
" Moi, Bénac, seigneur de Poyaler, je me donne corps et âme au diable, à condition qu'il me donne de l'argent à volonté ".


Quelqu'un qui se fut trouvé là, à cette heure, eut vu Monsieur de Bénac jaune comme une vieille chandelle de suie.
Un Poyaler renier son baptême ! Un Poyaler, patron de l'église de Saint-Aubin se donner au diable corps et âme !
Le sang bouillonnait dans sa tête, et le cœur battait dans sa poitrine.
Mais il s'était ruiné au jeu, et plutôt que de mettre sa dame à la misère, corps et âme il se vendait.
" Comment signer ? dit-il.
- Tiens ! "
Le diable lui tendit une plume. D'un coup de griffe, il ouvre sa veine au bras, et Monsieur de Bénac, signant avec la plume et le sang du diable, ressentit comme une brûlure à sa main qui tremblait.
" Ainsi, j'aurai de l'argent ?
- Demain, ton coffre-fort tout plein.
- Et je puis compter sur toi ?
- Tout vide au trésor se remplira de lui-même.
- Adieu mon vieux !
- Adieu Bénac ! "
Le diable partit d'un éclat de rire, et son rire fut un éclat de tonnerre.


Comme poussé par le vent, Monsieur de Bénac s'enfuit et remisa son cheval de bataille à l'écurie de Poyaler. Il sortit le verrou, le replaça, gravit l'escalier et s'étendit sur le lit : rien n'avait bougé dans le château. L'aurore fut souriante, Monsieur de Bénac aussi. La belle dame ne voulut pas être en retard sur l'aurore et son seigneur : elle se consola.


Plus que jamais, on parla du seigneur de Poyaler. Plus que jamais, il fut beau cavalier et beau joueur. A Doazit, Mugron, St-Girons de Hagetmau, Monfort, Tartas et Saint-Sever, aucun château ne finançait comme le sien. Les jaloux pensaient que Monsieur de Bénac s'était vendu au diable; mais personne n'osait l'affirmer, car personne n'en était sûr.
Quoique content, Monsieur de Bénac avait des excès d'humeur, et s'il riait en public, on eut pu le voir sombre et inquiet, dès qu'il était seul. Il regardait sa main, et soufflait dessus comme s'il ressentait une brûlure.
Un an s'était écoulé. Content et gai devant les autres, il était taciturne et morose en son particulier : on l'eut dit à charge à lui-même.
Il aimait bien sa dame, et sa dame le lui rendait bien. Mais Dieu ne leur donnait pas d'enfants. Le château de Poyaler, avec sa belle tour était vide et mélancolique comme un bois sans rossignol, comme une cage sans oiseau.


Les choses en étaient là, lorsque passa sur la France et la Gascogne comme un coup de vent : " Dieu le veut ! Dieu le veut ! ".C'était la voix de Pierre l'Ermite, qui retentissait partout avec le bruit de la foudre : la voix du moine soulevait l'Europe contre le Turc, comme le vent soulève les vagues contre les sables du Marensin. Partout on priait, on se croisait, et, l'épée à la main, on courait chasser le Turc de Terre Sainte, et chercher le pardon de ses fautes.
Le coup de vent secoua l'âme de Monsieur de Bénac.
" L'épée ne pèsera pas autant que cette plume d'enfer, se dit-il, et Dieu me pardonnera ce que j'ai fait. "
Et, d'un bout à l'autre de la Chalosse, il n'y eut qu'un cri : " Le seigneur de Poyaler ne sera plus joueur; il s'est croisé. "


Pénible fut l'heure des adieux. La belle dame pleura, Monsieur de Bénac aussi. Hommes et femmes des environs, servantes et serviteurs avaient les larmes aux yeux : le reverrait-on jamais ?
Le seigneur embrassa sa dame, serra la main à tous. A tous il dit : "au revoir ! "
Le cœur gros, il passa par St-Sever, Aire, Toulouse, et, avec une foule de seigneurs, plus preux les uns que les autres, il parvint à Constantinople et en Terre Sainte.


Plusieurs fois, au retour de l'aurore, le soleil éclaira le faîte de la tour de Poyaler. Il venait d'éclairer les habitants de Terre Sainte, mais nul rayon ne portait des nouvelles de ceux qui guerroyaient là-bas.
De temps en temps la jeune dame se plaignait d'avoir cœur aussi lourd qu'un nuage prêt à fondre en eau. Près de Saint-Aubin, desservie par Larbey, sur une colline de champs, de prés et de chêneraies, se trouvait un chapelle où l'on priait la mère de Dieu. C'était Maylis.
Monsieur de Bénac avait eu un soubresaut lorsque la lune s'était dégagée des nuages pour laisser apparaître la chapelle, la nuit où il chevauchait affolé vers Aulès. Si Aulès avait le sorcier chassieux, Maylis laissait tomber du ciel un rayon mêlé de roses et de lys avec la douce reine de anges : ainsi le peintre fait un tableau; les ombres y font ressortir la lumière.
La belle dame pria Notre Dame de Maylis si aimée sur les coteaux de Chalosse.
Un soir, où la feuille du châtaigner et du chêne tombait sans sève, mais brillante comme une larme d'or, sous un pâle soleil, elle lui composa une charmante poésie.

Mère de Dieu,
Ame plus pure
Que l'eau qui chante en roulant
Sur le lit caillouteux du ruisseau;
O Reine douce et belle
Plus que l'aube matinale,
Mon cœur a le clic-clac du moulin;
La douleur me transperce.

Il est parti
En Terre Sainte
Avec l'épée et le manteau,
Preux entre tous,
Notre jeune et bon maître,
Mon seigneur :
Etre avec lui
M'était une Fête !

Ni coup, ni mêlée
Rien n'effraie
La main valeureuse
Du seigneur Bénac.
Je le sais, il manie l'épée à merveille.
C'est pour cela
Que je lui donnais mon cœur.
Cependant nous sommes bien séparés.

Qui sait ? Peut-être
Que dans la tombe
Un malheureux coup de cimeterre
Me le volera bientôt !
Et moi seulette
Pour de longs jours,
Avec le rayonnement de mes vingt ans
Je pleurerai comme la jeune aurore !

Du voyageur,
O Vierge sainte,
Ecartez tout faux pas :
Faites qu'il revienne sur les bords de l'Adour !
Et, dans votre chapelle,
Nous placerons
Un beau rameau d'or fin
A votre main si gracieuse.

Pourquoi ? Je ne sais,
Mais je me crois perdue.
Mon cœur se serre;
Je l'ai gonflé de pleurs.
Fleur de Maylis, je vous donne
Mon pauvre cœur malade :
Mère de Dieu, soyez compatissante !


Je ne dirai pas ce qui se passa en cette croisade. Combien moururent de soif et de faim, de maladie ou de mauvais soins, de coups de flèches ou de cimeterre !
A chaque bataille, Monsieur de Bénac frappait comme quatre : il fendait les Turcs comme on fend des bûches à la forêt. Cent fois, il faillit être mis en pièces, cent fois il échappa. Il n'échappa point jusqu'à la fin. Un jour une nuée de Turcs s'attaque à lui comme les mouches à une jatte de lait. On lui brisa l'épée, on le fit prisonnier.
Cela se passait loin, bien loin de la Chalosse et de Poyaler.
Ceux qui l'avaient vu dans la mêlée le crurent mort.
Après l'expédition, des seigneurs revinrent en pays de Gascogne : Monsieur de Bénac ne revint pas. La jeune dame ne cessait de pleurer. Partout elle envoyait prendre des nouvelles; ceux qui étaient de retour disaient : " Nous l'avons vu combattre; il a dû mourir ".
Sept ans s'écoulèrent ainsi, sept ans de deuil et de tristesse sur les terres de Poyaler.


De très loin on vint offrir des condoléances à la jeune dame, suivant l'usage. Après sept ans, ses parents lui dirent :
" Amie, tu as assez pleuré. Le seigneur de Bénac était bon et honnête homme, que Dieu ait son âme. Mais puisque sept ans ont passé sans qu'il ait donné de ses nouvelles et sans qu'il soit revenu, il est certainement mort. Tu n'appartiens à personne; tu ne peux rester ainsi, nous allons te remarier ".
La jeune dame se lamenta beaucoup.
Mais parents et amis en savaient plus qu'elle.
Elle était jeune encore, elle était riche, il fallait un rayon de soleil à Poyaler : la jeune dame se laissa persuader. On lui trouva un seigneur de son âge et riche qui valait le défunt.
Se sentant revivre, la population apprêta la fête. Les bans furent publiés à Saint-Aubin, et, la veille du jour fixé pour le mariage, on fit le porte lit avec force chants en l'honneur de l'épouse.(7)
Monsieur de Bénac, prisonnier, ignorait tout. A cause de sa force, on lui avait fait grâce de la vie. Mais, de maître, il était devenu serviteur, et Dieu sait si son maître était inhumain. Brûlé par le soleil, mourant de faim, il était amaigri, en aussi piteux état que le calice de Bizanos. Il ne restait que les yeux pour pleurer.


Un soir, il travaillait aux champs. Il voit venir à lui un homme noir : il reconnaît son compagnon du Mus à minuit.
" Que me veux-tu ?
- Il se passe de belles choses à Poyaler.
- Que se passe-t-il donc ?
- Ta femme se remarie.
- Ah ! elle se remarie ?
- Oui, demain.
- Qu'y puis-je ?
- Si tu veux, elle n'épousera pas. "
Monsieur de Bénac était triste, mais il ne put s'empêcher de sourire :
" Si je veux ?...Que puis-je faire d'ici demain.
- Je te porte sur mes épaules; à l'aube, nous sommes à Poyaler.
- Peut-être qu'ainsi...
- Tu me donneras de tout ce que l'on mettra sur la table pour ton dîner. "


De Bénac sauta sur les épaules de l'homme noir, et l'homme noir, déployant ses ailes de chauve-souris, dévorait l'espace. Ils traversèrent champs, landes, villes, bois, plaines et collines. Les voici à la mer : de l'eau, de l'eau, toujours de l'eau.
Lorsqu'il furent en pleine mer, le diable s'arrêta :
" Fais le signe de la croix, dit-il.
- Non.
- Vite, le signe de la croix !
- Non.
- C'est bien, si tu l'avais fait, je te lâchais et tu ne revenais pas à Poyaler ".
Sur les épaules du diable, Monsieur de Bénac voyagea toute la nuit.


A neuf heures du matin, tout Poyaler était en fête. Le violon résonnait; on entendait aussi vielles et cornemuses mêlées au son du cor. La cuisine répandait une odeur de viande et de pâté. Des cavaliers, richement vêtus, entraient au château. Parmi la foule, un homme barbu, maigre, le teint halé, déguenillé. Un chien l'accompagnait : les yeux du chien dardaient du feu.
" Un mendiant ! " disait-on.
Le mendiant perce la foule, atteint le seuil, entend le violon, sent l'odeur des mets, et demande à parler secrètement à la jeune dame.
" Notre maîtresse n'a que faire d'écouter un mendiant, lui dit une servante. Aujourd'hui la dame de Poyaler se marie : elle est à sa toilette.
- Toilette ou non, je veux lui parler. Je lui porte des nouvelles de son mari ", dit le mendiant.
La servante narquoise : " De son mari ? Quand est-ce que vous l'avez vu ?
- Encore hier.
- Encore hier ? Voilà sept ans qu'il mourut à la guerre ".
Rieuse elle raconte à la cuisine et aux gens du château qu'un mendiant, à coup sûr un peu fou ou mauvais plaisant, a vu hier encore le seigneur de Bénac. Tous veulent voir le mendiant, même la jeune dame.

Un peu troublée, elle descend vêtue en épouse. Le mendiant la regarde et sursaute : c'est elle, fraîche et éclatante comme la plus belle rose du jardin.
" Belle dame, dit-il, je vous apporte des nouvelles de votre mari, le seigneur de Bénac de Poyaler. Il n'est pas mort comme vous le croyez ".
Il parla ainsi, et personne ne le reconnut, pas même sa femme.
" Vous l'avez plein de vie tout près d'ici ", ajouta-t-il. L'épouse perdit l'éclat de la rose pour prendre la couleur du lis.
" Où est-il ? dit-elle.
- C'est moi ! "


L'épouse recula de frayeur : ce mendiant vieux, déguenillé, c'était son mari, le brillant seigneur de Poyaler ? ...Lui reconnaissait tout le monde, et personne ne le reconnaissait, pas même sa femme.
" Où est mon chien de chasse ? dit-il.
- Il est dehors, lui dit-on.
- Mon cheval de bataille ?
- A la prairie !
- Allons, je veux les voir. Peut-être qu'eux... "
Et mettant deux doigts dans la bouche, il siffla. Aussitôt le chien de chasse sauta sur lui en aboyant et remuant la queue. De nouveau, il lança deux sifflets. Le cheval hennit, piaffa : bientôt il léchait les mains de monsieur de Bénac. Après sept ans, le cheval de bataille faisait ce que n'avaient pas su faire la femme et les amis : il reconnaissait son maître. Alors, la belle dame dit en pleurant abondamment :
" Quelque chose me disait bien de ne pas me remarier ! "
Elle se jeta au cou de son maître et seigneur, et l'embrassa comme on embrasse un mort qui revient de l'autre monde. Et ce fut fête à Poyaler, mais non pas celle que l'on attendait.


On envoya des noix (8) à l'époux qui s'obstinait devant l'église, et la belle dame dit à son mari qui racontait comment on l'avait fait prisonnier :
" Tout à l'heure vous nous direz cela. Maintenant dînons, cela presse pour vous. Vite à table ! Nous voici rentrés de l'église.
- Non, dit Monsieur de Bénac, aujourd'hui je ne dîne pas, donnez-moi des noix, comme à l'époux, rien de plus."
La belle dame eut beau crier, supplier, pleurer : à son retour, le maître ne voulut que des noix.


Le chien avait suivi et s'était blotti sous la table. Monsieur de Bénac casse les noix, mange la pulpe et jette la coquille au chien.
" Voilà pour toi ", dit-il.
Un aboiement terrible fait trembler le château. Le chien, furieux de n'avoir que des coquilles de noix, bondit, perce le mur de la tour et s'enfuit : on ne le revit plus.
Le chien était le diable, comme bien vous pensez, son dépit était extrême.
Aucun maçon n'a jamais pu fermer le trou par où le diable passa : ce trou paraît encore.
Tous les noyers de Poyaler furent déracinés.
On dit que si le seigneur avait mangé du pain, Poyaler ne produirait plus de froment; s'il avait bu du vin, Poyaler n'aurait plus de vignes, et ainsi de tout ce dont le seigneur aurait mangé.


Monsieur de Bénac causa un plus grand déplaisir au diable. Il se convertit. Il fit bâtir la chapelle de Poyaler à l'endroit où le chien de chasse et le cheval de bataille l'avaient reconnu.
Et il vécut heureux avec la jeune dame qui devint si vieille qu'elle n'avait plus aucune dent.


Notes

(1) Cette légende est toujours vivace à Mugron et Poyaler. On peut la comparer, avec celle de Bos de Bénac, racontée par Taine dans son Voyage aux Pyrénées. Les noms sont les mêmes : la Bigorre et la Chalosse en ont fait une variante suivant le site des pays et leur génie particulier.

(2) Les marquis de Beynac étaient seigneurs de Montgaillard, etc., et premiers barons de Périgord. Le Moyen-Age avait le seigneur de Sancto Albino, ou Saint-Aubin, qui n'était autre que celui de Poyaler. Au XVème siècle, un de Cauna est seigneur de Poyaler.

(3) Les fées jouent un très grand rôle dans les contes et traditions de Gascogne. Elles ont une demeure dans la grotte des Maynes à Lucbardez, dans une grotte de Miramont Sensacq, etc. La croyance populaire les fait habiter encore, ou revenir très souvent, aux ruines du château de Poyaler.

(4) Aujourd'hui, N.D. de Maylis, ou plutôt Maylies, patronne de Chalosse, est lieu de pèlerinage avec monastère et église ogivale neuve. On y célèbre, chaque année, deux fêtes principales : N.D. des champs et N.D. des Lys. Les paroisses voisines y vont en procession chaque année par suite d'un vœu fait vers la fin du XVIIème siècle, à la suite d'une mortalité considérable qui avait décimé tout le pays : nous avons trouvé cette indication dans un manuscrit non publié d'un contemporain, Laborde-Péboué.

(5) Aulès. Eglise paroissiale de Doazit et archiprêtré de Chalosse jusqu'à la révolution, aujourd'hui simple annexe. Le mus, annexe de Doazit avec Aulès.

(6) L'aquitain a toujours été superstitieux et les sorciers sont encore connus..., et estimés. Autrefois, presque toutes les vieilles étaient sorcières de réputation. Quelques-unes l'étaient en titre et allaient au sabbat à cheval sur un manche à balai, passant par la cheminée à l'aller et au retour.

(7) Le porte lheyt était une véritable fête avec rites particuliers et chants : la quenouille enrubannée se détachait avec orgueil sur le char qui portait les meubles. Aujourd'hui, dans plusieurs contrées de notre Gascogne, on semble rougir de ces anciennes coutumes, et les chants de noces se perdent un peu partout.

(8) Une curieuse coutume de Chalosse voulait que la réponse à une demande en mariage se fit de la manière suivante. Le prétendu et ses parents étaient invités à dîner chez l'épouse. Le repas se passait joyeux jusqu'au dessert. A ce moment, si la demande n'était pas agréé, on déposait sur la table une assiette remplie de noix : le prétendu n'avait qu'à se retirer sans espoir de réussite. Si la demande était agréé, les noix ne faisaient aucune apparition sur la table.